dimanche 14 novembre 2010

Bien égal !



Le vin, malgré ses coups d'éclat, est un monde d'obscurité et de lenteur. Un an pour "faire" le raisin, des années en bouteille pendant lesquelles le vin s'enroule sur lui-même et fait infuser le temps qui passe, lentement. Et puis il y a le vigneron, et parfois cette envie d'aller encore plus loin, de retenir la nuit du vin avec insolence pour nous la livrer, plus tard, mais juste l'espace d'un instant, déchirée, en pleine lumière. Ca ne dure pas, le vin repart bien vite dans la nuit, entre en bouche, glisse en nous, bien au fond, mais là, on est à nu, ce sont les souvenirs qui reviennent en pleine tronche. On ne joue plus, on  ne triche plus, impossible de tenir, de contenir cette enfance qu'on s'était méthodiquement évertué à replier en nous pour enfin devenir quelqu'un. Le temps du vin est un plaisir d'adulte qui, en buvant le grand jus, accepte au moins à moment-là, de demeurer intact.

Bien égal. Jérôme Giroud, l'homme de ce vin hors normes, en rigole encore doucement, de tout ça. Dans son village de Chamoson, en Valais suisse, il s'était dit qu'un jus de muscat aussi riche, cette année-là, méritait bien encore un peu d'obscurité, de calme en plus. Le vin est resté en fûts pendant 4 ans. Quatre longues années. Il y a 6 ans, silencieusement comme à son habitude, il m'a fait cadeau de 2 petites bouteilles. La première a été bue presque aussitôt après, en revenant de la maternité où mon fils Paul venait de naître. Je me souviens lui avoir passé une goutte de ce jus sur les lèvres.

La seconde buvaison de ce "bien égal" millésime 2000 que j'avais, c'était il y a peu de temps, avec un ami si cher, réalisateur. Il m'avait fait à dîner, j'avais apporté un formidable film documentaire sur les ouvriers de chez LIp . Juste avant de démarrer le visionnement du film, j'ai fait sauter le bouchon de la petite bouteille, on s'est envoyé aussitôt un gorgeon derrière la cravate, j'ai marmonné deux trois trucs pour ne pas avoir l'air d'un con. Un expert en vin, faut toujours que ça ouvre sa gueule. Mais au fond de moi, je nous ai revus enfants devant ce bouquet de glaïeuls que sa grand-mère appréciait tant. Ne me demandez pas pourquoi; depuis, je suis redevenu adulte.



Avec le grand Jérôme Giroud, en 2003

Copyright photos Thomas Bravo-Maza, 2003 et 2010, sur tous supports, pour tous pays.